mardi 3 mai 2011

Georges Eekhoud (1854-1927)


  • Myrtes & cyprès / Georges Eekhoud.- Paris (338, rue Saint-Honoré) : Librairies des Bibliophiles, MDCCCLXXVII [1877].- 190 p. ; 18 cm.

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PRÉFACE

LE moment est sans doute mal choisi pour soumettre à l'appréciation du public un livre comme celui-ci.

De graves questions attirent l'attention du lecteur loin des paisibles rêveries du poëte.

Les problèmes sociaux se posent et attendent leur solution ; la tribune et la chaire s'ébranlent à la fois. La politique comme la religion, l'État comme l'Église, tout est discuté ; chaque pouvoir impose à l'autre de nouvelles conditions et étend les frontières de sa compétence. On abat, on réforme, on crée ; mais le vieil édifice est parfois redoutable dans sa chute même, et le temple à ériger sur le sol du monument passé, pénible à construire.

allons-nous ?

Le prélude des Chants du Crépuscule d'Hugo, qui posait, en 1835, cette question au monde, ne recevra point encore la réponse qu'il a attendue jusqu'à présent.

A l'époque il fut écrit, il était imprudent de la part du poëte de livrer son œuvre à la publicité ; aujourd'hui je tente l'aventure avec plus de témérité encore. Étrange expérience qui consiste à jeter une bouteille à la mer, une goutte d'eau dans une fournaise, un livre, un recueil de poésies, dans ce tourbillon d'idées, ce volcan en éruption qu'on nomme la fin du XIXe siècle !

Cette expérience, je la risque, dussé-je voir s'engloutir complètement ces quelques pages et se refermer sur elles le silence et l'oubli.

Je veux voir le nombre de fidèles que la Muse compte encore à l'heure le scepticisme, son ennemi, s'affiche avec tant d'éclat ; le nombre de ceux qu'un volume de poésies, la plupart intimes, intéresse et récrée.

Ils sont devenus rares, je le sais, ces êtres en quête de douces émotions, qui vont, en été, dans les champs, sur la montagne, avant l'aube, pour voir se lever le soleil, ou que le crépuscule surprend suivant, les yeux éblouis, le disque enflammé qui s'abîme sous des nuages de cinabre et de carmin.

Ce n'est plus de genre aujourd'hui ; cela passe pour naïf, sinon pour ridicule.

Voltaire, esprit fort s'il en fut, trouvait cependant assez de force dans ses vieilles jambes pour faire, le matin, l'ascension du Jura.

Mais le patriarche de Ferney est une antiquité ; ce serait aujourd'hui un petit garçon : on en est arrivé à être moins candide, plus sceptique que lui !

Si René vivait en l'an de grâce 1876, il oublierait ses chagrins secrets et ne demeurerait pas longtemps près des paisibles Natchez. Werther prendrait son parti de la chaste obstination de Charlotte ; que dis-je ? qui sait si cette dernière hésiterait longtemps à sacrifier Albert à son amour coupable ?

Je vais peut-être un peu loin ; mais c'est du moins l'effet que produit sur le poëte l'esprit du siècle actuel.

Voilà pourquoi je crains pour mes pauvres vers.

Ils sont, du reste, de ceux qu'on s'amuse d'écrire à ses moments perdus, ou plutôt à ses intervalles de répit, entre deux tiraillements de la vie banale, entre deux secousses de la vie d'émotions.

Ils sont nés, l'hiver, au coin de l'âtre ; l'été, à la campagne, sous les ombrages et les étoiles, et portent le sceau des incidents à l'influence desquels ils doivent leur éclosion, que cette influence soit physique ou morale, qu'elle soit du domaine des choses du cœur, du moi, ou du ressort du monde extérieur dont ce moi forme le pivot pour chaque individualité.

Ils se sont amoncelés peu à peu dans le tiroir je les jetais, comme ces caprices qu'on oublie aussitôt que, d'imaginaires qu'ils étaient, ils ont pris une forme en se réalisant.

Ils m'ont suivi dans les pérégrinations de ma vie de jeune homme, dont ils composent pour ainsi dire jusqu'à présent le journal significatif ; ce qui fait qu'ils affectent un peu toutes les couleurs : ils vont de la lumière à l'ombre en passant par le clair-obscur. Ils représentent les années déjà mortes de ma vie !

Tels sont ces vers que je publie, sans aucune prétention, parce qu'un jour quelqu'un, fouillant dans mes paperasses, me fit observer qu'il y aurait peut-être de quoi former un volume.

J'ai essayé, voilà tout.

Si dans la foule il se rencontre une âme, une seule, à qui la lecture de ces pages procure quelque émotion et pour qui je ne sois pas un indifférent, je serai apprécié bien au delà de mes ambitions.

GEORGES EEKHOUD.
Paris, 2 octobre 1876