lundi 18 janvier 2010

Georges-Eugène Faillet, dit Fagus (1872-1933)


  • Lettres à Paul Léautaud / Fagus ; avec un avant-propos et des notes du destinataire.- Paris (9, Galerie de La Madeleine) : La Connaissance, MDCMXXVIII [1928].- IV-76 p. ; 19,5 cm.- (Les Textes ; 10).
    • Le volume : Lettres de Fagus à Paul Léautaud, "avec un avant-propos et des notes du destinataire", dans la typographie du maître imprimeur Coulouma à Argenteuil, H. Barthélemy étant directeur, et sur la maquette de René-Louis Doyon, est le dixième volume de la collection "Les Textes" publié par la maison à l'enseigne La Connaissance et sous la devise "On se lasse de tout excepté de connaître", sise à Paris, 9, Galerie de La Madeleine. Il a été tiré à 50 exemplaires sur Rives, numérotés de 1 à 50, et 900 exemplaires sur Alfa, numérotés de 51 à 950. Exemplaire justifié 730.

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AVANT-PROPOS

Une partie de ces lettres a paru dans les Nouvelles littéraires, en 1924, par mes soins. Si Fagus a donné son consentement pour le présent volume, il ne s'attendait pas à cette première publication. C'était une vengeance que j'exerçais à son égard. N'avait-il pas eu l'idée, grâce à ses relations dans les journaux, de faire de moi un candidat à l'Académie Goncourt, à propos d'une vacance qui venait de s'y produire ? On sait qu'on n'entre guère aujourd'hui à l'Académie Goncourt qu'aux environs de soixante-quinze ans. Tout juste, à peu près, pour mourir. C'est, littérairement, une sorte de caveau provisoire. Mes admirateurs, mes admiratrices surtout, — car j'espère bien que j'en ai quelques-unes, — qui ne me connaissent pas, allaient me prendre à distance tout à fait pour un vieillard ? J'ai trouvé ce jour-là que Fagus avait un peu exagéré. Je le lui dis à notre première rencontre : « Je me vengerai, mon cher. Je publierai les lettres que j'ai de vous. » Il se campa devant moi, en caressant sa barbe : « Je vous en défie ! » Je tins le défi. Hélas ! ma vengeance me resta pour compte. Quand parurent les Nouvelles contenant ses lettres, je rencontrai Fagus. Il m'aborda. « Hé! hé ! me dit-il. Vous avez vu les Nouvelles ? Ce numéro est fort intéressant. »

Je pense le plus grand bien de Fagus, mon « ennemi intime », comme il se qualifie, ainsi qu'on le verra. L'écrivain, d'abord, le poète, plein de naturel, pittoresque, extrêmement lettré, et, comme poète, aussi simple qu'émouvant. L'homme, ensuite, si bien pareil à ce qu'il écrit (mérite plus rare qu'on ne croit), si franc, si simple, si désintéressé, si amusant, écrivant pour son plaisir, sans souci de l'opinion ni des résultats, vivant dans son coin, sans rien demander à personne. J'ai du goût pour les originaux, et, comme homme et comme écrivain, Fagus est un original, être rare dans les temps littéraires que nous vivons.

Nous nous rencontrons presque chaque jour, à midi, à l'heure du déjeuner, lui venant de son Hôtel de Ville, moi de mon bureau du Mercure. Dès qu'il me voit, il m'arrête. Nous restons à bavarder, un quart d'heure, une demi-heure, tant il a l'esprit toujours éveillé. Quand il habitait rue Dauphine, c'était dans cette rue qu'avaient lieu nos stations. Depuis qu'il habite rue Visconti, c'est rue de Buci, quand il sort du « bouchon » où, tel ses ancêtres les poètes francs buveurs, il va rafraîchir sa verve.

Par quel prodige nous entendons-nous si bien, Fagus et moi ? Dieu sait si nous avons des points contraires. Il est affreusement catholique et je ris de la religion. Il est royaliste et je serais bien embarrassé de dire ce que je suis. Il est patriote en diable, et cette idolâtrie me fait pitié. Il est souvent altéré, et je suis la sobriété même. Il est rond et coloré, et je suis mince et plutôt pâle. Il va mis n'importe comment, et je suis, à en croire son jugement, — jugement péjoratif de sa part, — élégant ! Il est fonctionnaire, enfin, et il aura des rentes pour ses vieux jours, alors que je mourrai probablement sur la paille, — la paille d'un cachot, dira-t-il en lisant cela. Eh bien ! si différents que nous soyons, nous nous entendons le mieux du monde. Il est vrai que c'est à notre façon. Tous les deux nous savons rire, de nous pour commencer, et des autres ensuite. Nous nous moquons l'un de l'autre, nous nous couvrons mutuellement de sarcasmes dont nous nous amusons tous les deux. Si vous nous surpreniez dans nos entretiens, vous verriez souvent Fagus diriger sur moi un index menaçant, en me prodiguant les injures ou les prophéties les plus désolantes, pendant que je me sauve en riant. C'est une vraie comédie.

Je me rappelle une des plus amusantes de nos rencontres. Fagus venait de s'installer rue Visconti. Nous nous étions rencontrés au coin de la rue de Buci et de la rue Mazarine. Nous nous tenions là sur le bord du trottoir. Accompagnant ses propos de gestes de sa main pour mieux retenir mon attention, il me faisait l'historique de la rue Visconti et m'énumérait les hôtes illustres qu'elle a comptés avant lui : le poète Des Yveteaux, Racine, la Champmeslé, la Clairon, Adrienne Lecouvreur, Balzac... Les passants s'arrêtaient, intrigués par ce petit homme bizarre, qui disait de si belles choses. A chaque nom, il ôtait son chapeau, s'inclinait et saluait cérémonieusement. Il en vint à prononcer mon nom et il allait répéter sa salutation, quand bien vite il se reprit : « Ah ! non ! non ! » s'écria-t-il en enfonçant vigoureusement son chapeau sur sa tête. C'était si spontané, si naturel, si drôle !... Nous avons joliment ri ce jour-là.

Quelles lettres amusantes il m'écrit aussi ! On va pouvoir en juger. Il a quelquefois à compléter ou préciser un point de notre conversation, ou à me mettre au courant d'un événement, ou à me dire en surplus pis que pendre — il ne s'en prive pas — sur mon compte. Alors, il m'écrit, de grands feuillets, que je trouve sur mon bureau du Mercure, apportés par lui-méme, sous des enveloppes administratives. C'est lui encore tout entier, dans ces lettres. C'est sa conversation qui continue. C'est sa fantaisie, sa gouaillerie, sa verve, son savoir sans pédanterie. Les lire quand on le connaît, c'est l'entendre parler.

PAUL LÉAUTAUD