dimanche 4 octobre 2009

Gérard Walschap (1898-1989)


  • Houtekiet / Gérard Walschap ; traduction de Roger Verheyen, introduction de Guido Eeckels, [ill. de A. Linglet].- Bruxelles (10, Place du Musée), Paris (18, Boulevard des Invalides) : Editions de la Toison d'or, 1942.- VI-333 p.-12 f. de pl. ; 20 cm.
    • Il a été tiré de cet ouvrage mille exemplaires sur vélin des papeteries du Pont-de-Warche, comportant 12 bois originaux de A. Linglet, numérotés de 1 à 1000. Lettrines de Godefroid et Deroeck. Exemplaire n°560.

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INTRODUCTION

Dans la littérature flamande d'aujourd'hui, l'auteur du présent roman occupe une place de premier plan.

Au lendemain de la guerre de 1914-1918, au moment où se clôturait pour les peuples d'Occident une période de tumultes douloureux et que commençait pour les uns une ère d'extraordinaires et fallacieuses félicités, pour les autres une époque de souffrances et de veille, la Flandre affronta les temps nouveaux avec un handicap et une avance. D'une part, elle se trouvait profondément déçue dans ses espérances politiques et retombait dans l'ornière de ses vieilles misères, dont un grand sursaut impuissant l'avait, un moment, soulevée. D'autre part, elle accédait, pour la première fois depuis des siècles avec la magnifique et fructueuse réceptivité d'un peuple resté jeune et intact, aux multiples et diverses richesses de la culture européenne. Alors que, dans les pays environnants, de nouvelles et éphémères esthétiques naissaient au milieu des ivresses ou des tremblements et que se renouvelait chaque jour le visage des arts et de la littérature, la Flandre, qui, jusqu'à ce moment, avait vécu repliée sur elle‑même, anxieuse de se conserver et de se défendre, s'ou­vrit miraculeusement aux courants extérieurs. Avec une intuition infaillible, ses peintres, ses écrivains, ses poètes surent dissocier, dans ces apports étrangers, l'essentiel du secondaire, le vrai du clinquant, le factice du réel. Leur génie, en ces années d'effervescence, fut surtout un génie fait de bon sens. Peut-être est-ce leur sensualité, c'est-à-dire leur aptitude à approcher les idées et les choses sous leur aspect le plus positif, qui les sauvegarda des excès et des faillites. Toujours est-il qu'alentour, après quel­ques années, les saltimbanques et les dompteurs durent rouler leurs nattes, au moment de la déconfiture esthé­tique qui suivit de près la grande dépression économi­que de l'Europe tandis que nos écrivains et nos artistes purent sans grand dommage poursuivre leurs travaux. Aujourd'hui encore et dans des circonstances nouvelle­ment bouleversantes, ils n'ont pas besoin d'effacer ou de recommencer ; depuis vingt ans, ils continuent.

Cette continuation n'est pas le résultat d'une routine, mais le fruit d'une série d'ajustements judicieux. Dans l'art du roman, ces ajustements ont été le fait de quelques grands auteurs, qui ne se contentèrent pas du souci d'être à la page ou de faire à n'importe quel prix du neuf, mais que leur instinct ou leur esprit critique a fait s'approcher toujours davantage de l'exactitude.
Ils revenaient de très loin : pendant de longues années, en effet, le roman flamand s'était nourri des seuls et fades sucs de la littérature conventionnelle et du bien-écrire. Le renouveau d'après 1918 fut d'abord marqué par une immense curiosité intellectuelle. Les esprits, affamés, se jetèrent sur toute la production mondiale qu'ils pouvaient atteindre. Il n'est sans doute pas de peuple d'Europe, - et certes nul d'aussi peu "cultivé" que le peuple flamand de ce temps - qui lut tant à cette époque, avec un tel enthousiasme et tant de solide ingénuité. De ce vaste brassage d'idées et de tendances, quelques écrivains, dont certains s'astreignirent d'abord à une patiente prospection, retirèrent des enseignements précieux et durables.

Gérard Walschap ne se contenta pas d'explorer les littératures modernes. Pendant toute la durée de son activité de critique - qui fut, dans l'histoire récente de notre culture, une véritable "époque" - il ne cessa de confronter les résultats acquis ailleurs avec la pauvreté des disponibilités d'ici. A la lumière des exemples pris dans la littérature des pays les plus divers, il commença par édifier, morceau par morceau, une méthode d'appréciation réfléchie et réaliste ; simultanément, il élaborait dans ses grands traits sa conception personnelle du roman, - telle qu'il allait, par la suite, la mettre en pratique.

Cette conception est avant tout "anti-littéraire", en ce sens qu'elle fait fi du pittoresque, du conformisme et du laisser-aller qui alimentaient encore nombre d'œuvres de chez nous. Elle rompait avec toutes les conventions, à commencer pas les plus solides, avec les dispositifs de trompe-l'œil et les procédés factices par lesquels trop de nos écrivains entretenaient dans nos lettres une atmosphère de paresse, de complaisance dans la banalité et de mollesse dans l'art d'écrire. Elle entendait renouer avec le récit pur, avec cet art de raconter resté si vivace au sein du peuple flamand, avec le discours direct et dépouillé de la narration orale. C'était une tentative de sauver la littérature en la reniant. Certains Scandinaves, les Russes d'hier et d'aujourd'hui n'enseignaient pas autre chose.

Voilà quant à la forme. Pour le fond, il suffisait à Gérard Walschap de puiser dans les infinies réserves dra­matiques de la vie individuelle ou collective, d'en écarter la superficie anecdotique, de mettre à nu les structures des destinées humaines. Ici aussi, il fit œuvre de nova­teur : brisant résolument avec les habitudes et les poncifs de la psychologie, il inaugura dans les lettres flamandes un réalisme véridique et mesuré, qui ne cherche ni à dis­simuler ni à enfler, mais qui discerne le côté exception­nel, miraculeux, extraordinaire, fatal de toutes choses et confère à chacune d'elles son allure et son sens.

Ainsi Gérard Walschap en vint-il à écrire, après nom­bre d'autres romans, "Houtekiet", son livre le plus im­portant et qui se situe un peu en dehors et au-dessus du reste de sa production. Ce qui le différencie, en effet, des précédents, c'est une chaleur, un optimisme, une étendue de souffle et de dessin qui en font une œuvre épique. Les récits de notre auteur avaient eu, jusqu'à présent, un ca­ractère volontaire, prémédité, contenu. A chaque nouveau roman, on trouvait, dans ces pages, comme le produit étrange et déconcertant d'une pêche dans les grandes profondeurs sous-marines. Cela grouillait de visages familiers et cependant effrayants, de statures et d'ombres replacées dans cette obscurité et ce mystère, qui sont au cœur même de la lumière. Cette fois, Gérard Walschap se laisse aller librement aux amples mouvements d'une puissante aventure collective, il peint, à larges coups de la brosse et du couteau, non plus un tableau, mais une vaste fresque. Au centre se dresse Houtekiet, personnage qui, encore tout accroché à la réalité sensible, commence déjà à s'élever vers les inaccessibles hauteurs du mythe, entraînant avec lui, parmi un tourbillon de cris, de gestes et de souvenirs, une foule d'êtres dans les traits desquels nous percevons comme autant de reflets différents de ce héros. Avant que cette vision ne se perde dans le fond de la mémoire populaire, à mi-chemin de son ascension, Gérard Walschap la tient un moment arrêtée et nous la décrit en un discours à la fois large, précis et rapide.

Un mot encore de cette traduction. J'ai dit comment l'auteur s'efforce de purifier le roman de ses scories, de ses miasmes et de ses vaines, comment il entend suppléer par l'allure immédiate de la parole au vide que laisse la "Littérature" congédiée. Il lui suffit, pour cela, de mettre sa voix et ses mots au diapason du langage parlé, d'écrire dans ce mélange digressif, apparemment lâche mais combien contrôlé, de discours direct et indirect, qui est le propre des conteurs qui n'écrivent pas, mais qui aussi, dans un livre, exige la plus sévère des disciplines. Chaque langue a ses lois, ses habitudes, ses comportements empiriques, sa saveur. Il n'est pas aisé de les transposer d'un idiome dans l'autre. J'estime que le traducteur a eu raison de s'acquitter de sa tâche avec fidélité et rigueur. Sous cette écorce, qui est nôtre, on trouvera un fruit qui est à la fois art et vérité. La rudesse de fond et de forme de ce livre fait qu'il tranche sur la masse de la production courante de langue française. Si ce n'est pas précisément là sa plus grande qualité, ce sera en quelque sorte son certificat d'origine.

Guido EECKELS.