mercredi 13 août 2008

Marcel Bouteron (1877-1961)

  • Bedouck ou le Talisman de Balzac / par Marcel Bouteron.- Paris (27, Rue Saint-Sulpice) : Se vend à la Cité des Livres, 1925.- 22 p. ; 15 cm.- (Blazaciana ; 1).
    • Ce premier numéro des Balzaciana a été tiré à 25 exemplaires sur papier impérial du Japon, numérotés de 1 à 25 ; 1500 exemplaires sur papier vergé à la forme des papeteries d'Arches, numérotés de 26 à 1525 ; 50 exemplaires sur papier rose géranium, numérotés de I à L, pour Mlle Helen Elcessor Barnes. [Exemplaire sur vergé non numéroté].

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BEDOUCK
ou
le Talisman de Balzac

Pour Françoise Huard

A la page 270 du tome premier des Lettres à L'Étrangère, on lit ces mots : « J'ai aussi vaincu bien des gens et des choses par mon Bedouck ! » (11 août 1835). Puis, un peu plus loin, à la page 289, Balzac, de nouveau, affirme à Mme Hanska : « Bedouck n'est pas un talisman sans force chez moi » (18 décembre 1835). Enfin, le 27 mars 1836, il écrit encore (page 312) : « Bedouck ! — Je n'oublie rien de ce que je dois faire. »

Bedouck, mot étrange et sibyllin ! En nul autre passage des Lettres à l'Étrangère, ni de la Correspondance de Balzac, ni de ses Œuvres, je ne l'avais rencontré. Le mystère de ces deux syllabes à conson­nance bizarre agaçait ma curiosité et pour la centième fois je répétais sans le com­prendre ce mot talismanique, lorsqu'il me vint tout à coup l'idée de relire un cha­pitre plein d'humour du Balzac en pantoufles de Gozlan, où il est question un fameux talisman de Balzac. Précisément, ce talisman, un cachet oriental, avait été rapporté d'Autriche par Balzac, en juin 1835, quelques mois avant la date de la première citation que j'ai faite.

Et quel cachet ! Une pièce admirable, un cachet si précieux qu'il pouvait, qu'il devait conquérir un trésor à celui qui le possédait. En bon camarade, Balzac ne voulut pas tirer de cette merveille un profit solitaire, et le jour où il en con­nut toute la valeur, il courut aviser son meilleur ami, Laurent Jan, sonneur de carillons au Charivari, peintre, écrivain, fiancé manqué de la trop célèbre Madame Lafarge, au demeurant grand pince-sans-rire, que Balzac admirait bouche bée. Balzac courut donc ce jour-là, rue de Navarin, chez Laurent Jan. Ce jour-là, que dis-je, la nuit, au beau milieu de la nuit, il sonne à tour de bras, réveille le con­cierge qui maugrée, réveille Laurent Jan, le tire du lit, le prend par le bras et le con­duit mystérieusement près de la lampe... Mais, laissons Gozlan nous raconter la scène :

— Regarde cette bague !

— Eh bien, je la vois ; ça vaut quatre sous.

— Tais-toi ! regarde mieux.

— Ça en vaut six, et n'en parlons plus.

— Apprends, poursuit de Balzac, que cette bague m'a été donnée à Vienne par le fameux historien Monsieur de Hammer, à mon dernier voyage en Allemagne.

— Ensuite ?

— Ensuite, Monsieur de Hammer a souri en me disant : « Un jour vous con­naîtrez l'importance du petit cadeau que je vous fais. » Je portais cette bague sans penser à ces paroles ; je ne croyais avoir qu'une pierre verte comme il y en a tant...

— Eh bien ?

— Eh bien... d'abord il y a des carac­tères arabes sur cette pierre... ces carac­tères... Mais n'anticipons pas sur le grandiose de la surprise qui m'attendait hier et que j'accours te faire partager pour que nous partagions ensuite les trésors... Hier donc, à la soirée de l'ambassadeur de Naples, j'ai eu la pensée de m'in­former auprès de l'ambassadeur de la Porte ottomane de la signification de ces caractères incrustés... Je montre la bague... l'ambassadeur turc y a à peine jeté les yeux, qu'il pousse un cri dont toute la réunion s'est émue. « Vous avez une bague, me dit-il en s'inclinant jusqu'à terre, qui vient du Prophète ; elle a été portée par le Prophète, et c'est là le nom du Prophète. Elle fut volée par les Anglais au Grand Mogol, il y a environ cent ans, puis vendue à un prince d'Allemagne... » Je l'interromps aussitôt... « C'est à Vienne qu'elle m'a été donnée par Monsieur de Hammer... — Allez tout de suite, me dit l'ambassadeur, dans l'empire du Grand Mogol, qui a offert des tonnes d'or et de diamants à celui qui lui rapporterait la bague du Prophète, et vous reviendrez... avec les tonnes. » Figure-toi si j'ai bondi ! Je viens donc te chercher, mon cher Jan, pour que nous allions ensemble avec Gozlan restituer au Grand Mogol, ravi d'extase au troisième ciel, la bague du Prophète. Viens ! les tonnes nous atten­dent !

— Et c'est pour cela que tu m'as déran­gé au milieu de la nuit ! répondit Jan.

Oui ! Laurent Jan, pour cela ! J'excuse votre aveuglement, longtemps, hélas ! je l'ai partagé. Ces caractères étranges que vous aviez regardés en ricanant, moi aussi
je les avais vus, empreints sur la cire rouge, au dos d'une lettre de Balzac, bien souvent maniée. Mais les gracieuses arabesques ne m'avaient pas ému, car je ne lisais point l'arabe.

Cette indifférence scandaleuse ne pou­vait se prolonger. Et je m'en fus question­ner un des maîtres de l'Orientalisme. Il posa le cachet de cire sur sa table de tra­vail et, prenant sa loupe, il épela :puis prononça : Bedoûh (1). Je sursautai de joie ; j'avais donc retrouvé le Bedouck de Balzac. Le savant, posant sa loupe, me regarda d'un œil étonné.

— Hé quoi, me dit-il, ce mot vous sur­prend, mais c'est un des plus employés dans les pays d'Islam. Reinaud dans ses Monumens arabes persans et turcs du Cabinet de M. le duc de Blacas et d'autres cabinets, au tome second, page 243, nous le signale gravé sur des sabres, des casques et sur le petit sceau « d'un capitan-pacha nommé Hosséin. Ne savez-vous pas que les musulmans l'écrivent d'une façon habituelle sur tous leurs paquets, sur toutes leurs lettres pour les protéger contre les hasards de la route ?

— Mais n'est-ce donc point, demandai-je anxieux, le nom du Prophète qui est gravé sur ce cachet ? Ou celui d'Allah ?

— Ah ! me répondit-il en souriant, vous en êtes encore à croire aux sottises de ce bon Monsieur de Hammer qui dans notre Journal Asiatique, en 183o, prétendait que Bedouh (ainsi l'écrit-il) était un des noms d'Allah et signifiait : Il a bien marché. Voilà d'ailleurs le passage, 2e série, tome V, p. 72 : « La marche égale de la « nature ou de son auteur, écrit J. de Hammer, est exprimée de la manière la plus ingénieuse par la valeur numérique des quatre lettres qui composent le mot Bedouh. » Et après avoir observé que : b = 2, d = 4, oû = 6, h = 8, Joseph de Hammer constate : « C'est la proportion arithmétique 2 : 4 : 6 : 8 dont l'exposant est toujours 2. »

L'excellent Monsieur de Hammer était un romantique ; ne retenez de son article qu'une chose : votre formule est la tra­duction en lettres des chiffres 2, 4, 6, 8, qui sont une progression arithmétique et ces chiffres ont en Islam une vertu protectrice. D'ailleurs l'empreinte de cire est fort jolie et les caractères de son cachet ont été probablement tracés, si je ne me trompe, par un excellent graveur persan à la fin du XVIIIe siècle.

J'ajouterai, dit l'éminent orientaliste, que ces chiffres 2, 4, 6, 8, sont les quatre chiffres élémentaires d'un carré magique à neuf chiffres dont l'addition en tous sens donne le total 15, et que ces chiffres 2, 4, 6, 8, situés aux quatre coins du carré donnent, si vous les traduisez en lettres, suivant l'ordre d'un alphabet spécial por­tant le nom d'aboudjed, le mot : B d oû h', ce fameux Bedouck qui vous semblait si mystérieux.
Les musulmans ont plusieurs noms pour désigner ces carrés magiques : wafk, djadwal, khâtam. La pratique des carrés magiques remonte, en Islam, au moins au Xe siècle. On les retrouve également chez les Grecs et chez les Hindous.

Quoi ! c'était cela le talisman de Balzac ! Il me fallait donc mépriser le donateur de cette babiole, le cher Monsieur de Hammer. Pourtant, Monsieur Joseph de Ham­mer-Purgstall n'était pas le premier venu. Savant orientaliste, auteur d'une Histoire de l'Empire Ottoman, en dix-huit volumes, il était membre de l'Académie de Vienne, de celle des Inscriptions de Paris et de cette célèbre Société Asiatique à laquelle appartinrent Champollion et Renan. Il était affilié à plus de cinquante sociétés savantes d'Europe.

Né en 1774, il fut d'abord drogman et agent diplomatique du gouvernement autrichien dans les pays du Levant. Pro­digieux polyglotte il parlait dix langues étrangères dont l'arabe, le persan, le turc, le grec, le latin, l'italien, le français et le russe. Il consacra sa vie qui fut très longue (82 ans) à l'étude de l'histoire et de la littérature des pays de l'Orient. Très bon catholique le baron de Hammer, conseiller aulique, faisait scrupu­leusement ses prières chaque jour, mais il les faisait en arabe.

Alors, Monsieur de Hammer était donc un ridicule érudit, un méprisable rabâ­cheur, un âne pour tout dire en un mot. Passe encore, mais ce que je ne pouvais admettre c'est que Balzac très versé dans les sciences occultes eut accordé si grande valeur à un mot insignifiant et sans por­tée. Parbleu, me dis-je, soudain, ce n'est pas un philologue sceptique et dédaigneux que je devais interroger, il fallait chercher la vérité à sa place naturelle, dans les livres des magiciens.

Je connus enfin les célèbres traités de magie d'El Boûni et de Soyoût'i, vénérables auteurs qui fleurirent en Islam en des temps très anciens, et que dans ma cou­pable indifférence j'avais jusqu'alors igno­rés. La Vérité m'illumina. Ah ! que Balzac, une fois de plus, avait été clairvoyant. Bedouck, ont déclaré les Sages, est une formule qui nous vient en droite ligne de notre père Adam, quiconque le porte gravé sur un rubis monté en or est sûr d'être toujours heureux. Et quelle variété de vertus : Bedouck rend invisible, Bedouck rend amoureux, Bedouck protège contre le malheur. Voulez-vous quelques-unes des merveilleuses recettes de Bedouck ?

En cas de naissance difficile, vous l'ins­crivez sur une pierre à fusil et sur un peigne, vous attachez la pierre sous le pied gauche, le peigne sous le pied droit... et vous attendez.

En cas d'amour méconnu, vous prenez quelque chose qui se mange, comme une datte ou qui se sente, comme le musc, vous récitez quatre fois dessus : « Bedouck, Bedouck, Bedoucle, Bedouck », puis vous le faites manger ou sentir à celle dont vous voulez être aimé... et vous attendez. Ou encore : Inscrivez Bedouck sur un carré de papier, placez-le sous l'aile d'une colombe blanche, courez devant la maison de l'in­sensible, lâchez la colombe et... vous n'at­tendrez pas, car la belle énamourée tom­bera aussitôt dans vos bras.

Contre les maladies du cœur, du foie et de la rate : tracez Bedouck dans une assiette avec du musc et du camphre, effacez-le avec de l'eau et faites boire ce breuvage au malade... Mais, par égard pour les médecins, je m'arrête.

Cette formule de Bedouck est si ancienne et si vénérable que l'excellent Monsieur de Hammer est bien excusable de l'avoir prise pour un des noms d'Allah. En Islam, aujourd'hui le menu peuple n'en connaît plus exactement le sens et les uns s'accommodent fort bien d'y voir le nom d'un antique marchand du Hedjaz dont les affaires avaient toujours prospéré, d'autres le nom d'un djinn, d'un génie, d'un ange, quelques-uns même le nom redouté d'une Vénus orientale. Je craindrais d'abuser en vous énumérant tout ce que les magiciens m'ont appris des propriétés de Bedouck, d'ailleurs quelques-unes ne pourraient être divulguées ici sans offenser les bien­séances occidentales et doivent être réser­vées aux initiés.

Bedouck est un talisman d'une grande force. Et cette force Bedouck la tire essen­tiellement des lettres magiques qui com­posent son nom.

Les mots et les représentations graphi­ques des mots, les signes, les lettres rece­lent un pouvoir indéniable ; Balzac le croyait fermement et déclare au début de Louis Lambert, que « l'assemblage des lettres, leurs formes, le dessin qu'elles figurent dans un mot, prototypent exacte­ment en tout pays l'être inconnu dont il est le porteur. »

Pour les magiciens arabes les lettres sont en rapport avec l'univers entier, et la science des lettres est pour eux la science de l'univers. Ainsi les anciens Romains par le mot litteræ et les peuples du Nord par le mot runes entendaient l'ensemble des connaissances humaines.

Celui qui possède un nom talismanique est le maître des djinns. La puissance du nom est telle que lorsqu'on emploie les noms convenables, les génies ne peuvent guère se dispenser de répondre à l'appel devons obéir. Un musulman notoire, Ibn el Hadjdj et Tlemsâni raconte que les djinns, appelés par lui dans une caverne pour lui révéler leurs secrets lui répon­dirent : « Si ce n'étaient les noms par les­quels tu nous as contraints, nous ne nous serions pas rendus a ton appel. »

On voit quelle puissance surhumaine conférait à Balzac ce nom de Bedouck ins­crit sur le cachet de Joseph de Hammer.

Balzac ne fut pas un ingrat. Il dédia le Cabinet des Antiques à Monsieur le baron de Hammer-Purgstall, conseiller aulique, payant ainsi son cachet, très largement.

(1) Que l'on peut également prononcer Budoûh ou Badoûh. Mais, seul, Bedouck est balzacien.