jeudi 1 mai 2008

Joseph Arthur de Gobineau (1816–1882)


  • Mademoiselle Irnois / Comte de Gobineau ; nouvelle inédite précédée d'un avant-propos par Tancrède de Visan.- Edition originale.- Paris (35 & 37, rue Madame) : Editions de la Nouvelle Revue Française, 1920.- 102 p. ; 19 cm.
    • Il a été tiré de cet ouvrage après impositions spéciales cent trente-trois exemplaires in-quarto tellière sur papier vergé Lafuma de Voiron au filigrane de la Nouvelle Revue Française, dont huit exemplaires hors commerce marqués de A à H, cent exemplaires réservés aux Bibliophiles de la Nouvelle Revue Française numérotés de I à C, vingt-cinq exemplaires numérotés de CI à CXXV, et neuf cent quatre vingt dix exemplaires sur papier vélin Lafuma de Voiron dont dix exemplaires hors commerce marqués de A à J, huit cents exemplaires réservés aux Amis de l'Edition originale numérotés de 1 à 800, trente exemplaires d'auteur hors commerce numérotés de 801 à 830, et cent cinquante exemplaires numérotés de 831 à 980, ce tirage constituant proprement et authentiquement l'édition originale. Exemplaire n°716.

AVANT-PROPOS

Cette nouvelle du Comte de Gobineau que nous publions aujourd'hui, parut en feuilleton dans le National, durant les mois de janvier et de février 1847. Mais qui feuillette encore le National ? Il eût été vraiment dommage de ne pas tirer de l'oubli cette oeuvre alerte et vivante qui appartient à l'époque la plus laborieuse de l'existence de notre auteur.

On peut en effet, sans trop d'arbitraire, diviser la vie intel­lectuelle de Gobineau, en trois périodes : la première et la dernière plus spécialement littéraires ; la seconde presque exclu­sivement consacrée aux travaux d'ethnologie et d'anthropologie. Une tragédie, des vers, de nombreux romans illustrent les deux périodes qui vont de 1844 à 1853 et de 1876 à 1877. Entre 1853 et 1876 s'insèrent l'Essai sur l'inégalité des races humaines, la Lecture des textes cunéiformes, le Traité des écritures cunéiformes, les Religions et les Philosophies dans l'Asie centrale, Trois ans en Asie, l'Histoire des Perses, — bref tous ou presque tous les outrages scientifiques de Gobineau.

Ces dates ont leur enseignement et, mieux que de longs commentaires dévoilent tout un pan de la psychologie de l'auteur de l'Essai. Voici un jeune homme frémissant d'enthousiasme, d'une prodigieuse activité littéraire, dont la belle fièvre ne s'apaise et ne se satisfait que dans la création intellectuelle. Et c'est l'Alexandre, le Prisonnier chanceux, Ternove, la Chronique rimée de Jean Chouan, les Adieux de Don Juan, les Aventures de Nicolas Belavoir, celles de Jean de la Tour Miracle, l'Abbaye de Tiphaine, - autant d'œuvres où une observation singulièrement perspicace se mêle à une fantaisie toute de verve et de premier jet. Ce sont là plus que des gammes et des exercices de style. A parcourir ces ouvrages de jeunesse nous avons conscience de pénétrer une des personna­lités les plus originales du XIXe siècle, et de peser au moins deux chefs-d'œuvre.

Et voilà l'admirable : Gobineau ne s'est pas cherché. Dès ses débuts, il se trouve et se réalise selon sa loi. Son mode d'expres­sion seul se transforme avec l'âge ; car dans Ternove et dans l'Abbaye de Typhaine, par exemple, nous découvrons en substance les idées de l'Essai et tout le système ethnologique de notre sociologue. Le fond persiste si la forme change. Au plan litté­raire se superpose le plan scientifique, et pour un temps, l'artiste cède la parole au savant. A partir de 1876, Gobineau revient à sa forme préférée, celle du conte et du roman. Dans les Nouvelles Asiatiques, les Souvenirs de voyage, les Pléïades, la Renaissance et Amadis il condense sa longue expérience d'obser­vateur en perpétuel éveil et de psychologue désabusé.

Ainsi donc, à suivre de près notre auteur, à l'écouter vivre et à le comparer avec lui-même, on s'aperçoit que le savant a fait la plus grande place à la forme imaginative et a toujours préféré, pour se réaliser, la nouvelle et le roman à l'œuvre didactique. Ce très lucide orientaliste débute par un roman et finit par des nouvelles. L'art est sa religion première et dernière, et s'il consent à chercher son inspiration au bord des rivages d'Asie, auprès des vieilles civilisations, Gobineau n'a jamais pensé que la pédanterie pouvait tenir lieu de style, ni qu'il faille préférer, dans l'intérêt même de la science, une dissertation indigeste à un récit en action. Il y a souvent plus de philosophie dans un conte que dans un traité théorique.

C'est de quoi on commence à se convaincre, grâce à nos efforts persévérants. Beaucoup découvrent un écrivain délicat, un conteur exquis, un psychologue raffiné où ils s'attendaient à ne trouver qu'un professeur, voire un savant doublé d'un diplomate. On se rend compte que Gobineau est plus près d'un Stendhal et surtout d'un Mérimée que d'un Fustel de Coulanges ou d'un Tocqueville. Le spectre d'un Gobineau penché, entre deux rapports d'ambassadeur, sur de gros livres d'érudition, consumant sa vie à déchiffrer des hiéroglyphes comme un enfant des rébus, balayant la poussière des biblio­thèques pour la secouer ensuite autour de lui, — commence à rentrer dans l'ombre, comme d'ailleurs la légende d'un Gobineau amateur et dilettante, ami des paradoxes et s'amusant à mystifier ses contemporains. La vérité est plus souriante à la fois et plus belle. Qu'on cède enfin la place à la vraie physio­nomie morale d'un artiste extrêment avide de science, mais sans raideur, d'un lettré doué d'une magnifique culture, grand voyageur, causeur aimable, pessimiste parce qu'observateur et quand même idéaliste parce qu'ami de la Beauté. Durant sa longue carrière de diplomate — de diplomate par accident —Gobineau s'est reposé de travaux officiels, de rapports ministé­riels, de mémoires fastidieux, en composant des œuvres pleines de vie, d'humour et de psychologie. Comme tout homme de génie il eut — qu'on me passe l'expression — deux ou trois bateaux. Ceux-ci même ne sont dénués ni de style ni d'élégance et, s'ils prennent l'eau, aujourd'hui, par quelques fissures, encore voyons-nous combien peu il faudrait pour les rendre imperméables, et comme ils gardent fière allure !

Du moins, dans Mademoiselle Irnois, il serait difficile, je crois, de trouver le mauvais Gobineau, j'entends le systématique et l'homme à thèse. Voici une œuvre exclusivement littéraire. Cette nouvelle appartient à la première période de la vie de Gobineau, celle où, désireux de gagner son pain et la gloire avec sa plume, le futur auteur des Pléïades, sans chercher plus loin, collabore aux journaux, inonde les périodiques de ses productions, contes, nouvelles, romans en prose ou en vers, et ne se fie qu'à sa fantaisie, guidée déjà par un sûr instinct d'observateur. Elle met en lumière les deux qualités maîtresses de notre écrivain : le don de psychologie et cette froide et terrible ironie dont il ne se départira jamais, étant juste le contraire d'un moraliste. De ce fait, Gobineau réussit moins dans la peinture de la grâce que dans celle des passions violentes. Il décrit mieux les grimaces que les sourires, les âmes noires que les cœurs candides. La tendre Emmelina, si déshéritée par la nature et d'une si touchante virginité, n'excite pas notre auteur au même degré que le tempérament brutal de M. Irnois " mal bâti, grand, maigre, sec, jaune, pourvu d'une énorme bouche mal meublée et dont la mâchoire massive aurait été une arme terrible dans une main comme celle de l'Hercule hébreu ", ou que la physionomie de coquin du Comte Cabarot, perdu de mœurs et qui " pour six cent mille livres de rentes, et même pour beaucoup moins, aurait sans hésiter donné sa main à Carabosse avec tous les travers de taille et les monstruosités d'humeur de cette fée célèbre ", car le Comte Cabarot, ajoute Gobineau, " était un homme positif. "

L'auteur de Mademoiselle Irnois est tout entier dans sa manière de camper ses types, de nous donner en quelques mots aigus la substance d'un caractère. La façon dont Irnois, " suffisamment inepte ", fait fortune au coin d'un bois, est de la meilleure ironie. Je sais peu de scènes plus piquantes que celle où ce futur milliardaire, alors chemineau, est recueilli par une femme philosophe, un soir que cette parente de Mme Du Deffant reçoit à sa table Diderot, Rousseau et Grimm. " Le récit du vagabond déguenillé servit de texte heureux à différentes considérations trop justes, hélas ! sur l'ordre social. M. Rousseau de Genève embrassa publiquement Irnois en l'appelant son frère ; M. Diderot l'appela aussi son frère, mais il ne l'embrassa pas ; quant à M. Grimm qui était baron, il se contenta de lui faire de la main un geste sympathique en l'assurant qu'il voyait en lui l'homme, ce chef-d'oeuvre de la nature. "

La nouvelle, enfin, est pleine de ces phrases chères à Gobi­neau : " On l'accusait d'avarice et l'on était injuste ; s'il ne dépensait pas c'est que cela ne l'amusait point. " L'empereur invite Irnois à le venir voir. C'est sans doute pour le récom­penser, croit-on absolument dans l'entourage du financier. Mais le récompenser de quoi ? " De son immense fortune, répondit aussitôt Mlle Catherine Maigrelet. "

Comme la plupart des nouvelles de Gobineau, celle-ci finit mal, j'entends que la vertu n'est point récompensée ni le vice puni. Cela contristera les âmes sensibles et enlèvera à Mademoiselle Irnois la popularité qui s'attache aux romans feuilletons, pour ne lui laisser que sa parure de vérité.

TANCREDE DE VISAN.