dimanche 3 février 2008

Stéphane Mallarmé (1842-1898)


  • Villiers de l'Isle-Adam / Stéphane Mallarmé ; précédé d'une remarque de Roger Lewinter sur le "Tombeau d'Edgar Poe", avec un enregistrement (c.d.) de la conférence.- Paris (1, place Paul Painlevé, 5e) : Editions Ivréa, 1995.- 73 p. ; 21,5 cm.
    • ISBN : 2-85184-245-5. Exemplaire sans le cd audio.

Une Conférence de Stéphane Mallarmé
(au Cercle artistique)
Émile Verhaeren
L'Art moderne, 16 février 189o

La conférence de Stéphane Mallarmé a passé au dessus de la tête de son auditoire. Ceux qui se trou­vent de l'autre côté de la terre ne peuvent voir un serein prodige de lumière qui s'accomplirait sous notre midi. « Je suis, a dit l'illustre conférencier, un rêveur venant parler d'un rêveur. » Et cette simple phrase de début prédisait tout ce qui devait arriver.

Stéphane Mallarmé nous a montré Villiers de l'Isle-Adam, comme quelqu'un d'apparu, à la fois très vivant et très dans la gloire de la mort, déjà.

Il nous ajouté le Villiers parlant, gesticulant, songeant à voix haute ; nous avons réentendu la voix qui pour jamais s'est tue, nous avons vu remuer les doigts qui, depuis quel temps, dites, sont immo­biles — et même l'impression que faisait le brusque visiteur extraordinaire en apparaissant quelque part, grâce à un miracle de parler et d'attitude, nous l'avons éprouvée à tel instant, tout à coup. Villiers a été ressuscité en un superbe portrait où jusqu'au pli des vêtements, jusqu'à la manière de camper le chapeau sur la tête et de nouer le foulard autour du cou, tout était exact.

Et pourtant, sitôt qu'il s'est agi de l'œuvre, de cette Ève Future et de cet Axel, comme immédiate­ment le Villiers réel s'est mué en un quelqu'un d'au-delà, en un vivant d'une autre existence plus haute et plus spirituelle, dont sa vie terrestre n'a semblé que l'ombre projetée sur la toile blanche des appa­rences ! Le vrai Villiers, c'est le Villiers immortel du rêve, c'est celui qui restera écrit et expliqué dans le livre, c'est celui que l'accidentel Villiers, aujour­d'hui serré dans un cercueil, a eu le temps et la gloire de créer pour qu'il durât au-delà des conjec­tures de notre heure.

De ce Villiers-là, Stéphane Mallarmé a parlé comme d'un prodige et il a eu raison. Il l'a suggéré par des citations qui étonnaient et transportaient si loin qu'on devinait le surnaturel au travers. Le monde où se meuvent les personnages de Villiers : Adalie, Ewald, Sara, Axel sont au-delà des plus hautes montagnes de la réalité quotidienne. Peu de regards les aperçoivent.

Quand on songe que l'Eve Future est classée parmi les romans de la maison Brunhoff, et Axel édité par la maison Quantin comme un drame quelconque, une poignance saisit. De tels documents de la splendeur humaine devraient rayonner ailleurs — et la matérialité du papier et le prix affiché sur le volume même, au dos, de manière qu'on ne peut lire le titre sans immédiatement songer à une pièce de monnaie, froissent indiciblement. Eh bien, il nous a semblé que Villiers, le Villiers d'au-delà, ne sera jamais mieux exprimé qu'il ne l'a été mardi soir. Il l'a été, certes, mieux qu'il ne pouvait le faire lui-même, il l'a été mieux que ne le font ses livres. C'est que le rêveur qui parlait d'un autre rêveur commentait quelqu'un de la famille et que, à l'entendre dénombrer la généalogie des de l'Isle-Adam, on songeait à une autre, celle des penseurs et des poètes universels et suprêmes parmi lesquels Villiers est commandeur et Mallarmé prince, avec, tous les deux, du sang royal dans le cerveau.

Au cours de sa conférence, Stéphane Mallarmé a touché aux points littéraires et philosophiques les plus actuels ; il disposait en tremplin les en apparence minuscules observations pour s'élever d'un bond aux paroles définitives ; si bien qu'il semblait cueillir sans effort, dans l'air, les lumineuses sentences et les vérités pures. Au reste, cette mer­veilleuse aptitude à démêler l'éternel et le primor­dialement vrai dans le réseau des complexités accidentelles est la marque et le prestige de toute son oeuvre. Il est le poète essentiel par excellence, le contemplateur des sources, il est le total d'où se décomposent les nombres et le point fixe et central d'infinies rotations par à travers la vie. Cette géniale faculté, il l'a prouvée également en son entretien au Cercle. Et distinguant en Villiers de l'Isle-Adam et le rêveur et l'ironiste, il a voulu, lui aussi, s'offrir à nous sous ces deux aspects.

La fin de sa conférence, dite debout et toute entière dardée en fer rouge vers l'assistance, cette fois-ci attentive, à la façon de quelqu'un qu'on insulte, a été d'une ironie superbe. Chaque louange « Bruxelles, seconde capitale de l'art... toujours enclin à saluer et à célébrer ce qui est beau et hardi... qui renvoie à Paris ses primeurs... » brûlait à cru, en pleine chair vive, les auditeurs.

L'entretien de Stéphane Mallarmé est, certes, le plus indiscutablement haut et grand que le Cercle ait entendu. Et voilà pourquoi des cuistres d'une bêtise régulière et tassée dans les plis de leur front ont tâché de l'écraser sous leurs craquements de bottes en s'en allant après une demi-heure, et pourquoi d'autres tellement lourds, après leur dîner, qu'ils semblent digérer du cerveau et non de l'esto­mac, ont éructé à l'aise des réflexions si grossières que l'on pouvait croire que c'était le porc aux choux avalé vers les sept heures qui appréciait.

Quelques-uns avaient des gifles plein les poches à leur servir si un chut ! s'était fait entendre ; malheureusement cette détente n'a pu se produire. Et maintenant, après ces quelques jours passés, les gifles sont trop froides et le dédain a eu le temps de se greffer sur la colère. Et le dédain, après tout, a raison.

  • Pages belges / Emile Verhaeren.- Bruxelles (12 place du Petit Sablon) : La Renaissance du Livre, 1926.- 208 p. ; 18 cm.