jeudi 24 janvier 2008

Emile Verhaeren (1855-1916)


  • Pages belges / Emile Verhaeren ; préface d'André Fontaine.- Bruxelles (12 place du Petit Sablon) : La Renaissance du Livre, 1926.- 208 p. ; 18 cm.

PRÉFACE

La vertu cardinale de Verhaeren? Celle où s'avère, dans ses pages les plus rapidement écrites, son quotidien génie ? Le don de soi.

S'il écrit, il accueille, s'ouvre et se livre ; la claire lumière de sa pensée surtout s'impose : car, en un tel don de soi, nul sentimentalisme. L'émotion s'intellec­tualise, puis, intellectualisée, cristallise en poésie —voire en prose. De la souffrance physique, méthodi­quement et douloureusement cultivée jusqu'à devenir totale raison d'être et de produire, s'engendrent les Soirs, les Débâcles, les Flambeaux noirs : le don des nerfs. — Soudain se révèle l'humanité militante qu'avait comme cachée au poète son individualisme morbide : il se donne à elle, et, en elle, à nous ; naissent alors les Villes tentaculaires, les Forces tumul­tueuses, le Cloître. — Puis, par delà l'or, le sang, les révoltes, grâce même aux fléaux et aux crimes, se perçoit enfin, dans la beauté de comprendre et d'aimer, l'impérieuse signification de l'existence. La sincérité intellectuelle du penseur s'exalte en hymne de sereine raison ; en nous autant qu'en lui, le poète — qui décidera si c'est ou non poésie pure ? — s'enchante de la multiple splendeur des hommes et des choses, de la divine variété des heures, de la souveraineté du verbe, de la flamme d'infini intensément projetée sur le mystère des futurs : don de beauté et d'amour, don total de l'esprit et du coeur.

Certes, de tous ses pairs, Verhaeren se distingue essentiellement par ce surprenant don de soi, étant bien entendu que nul vraiment n'est soi s'il ne s'est épuré de toute joie ou de toute tristesse qui ne se peu­vent transposer en pensée.

Or (sachons-le bien) le poète qui à ses impressions enroule harmonieusement son système d'abstractions, le poète que désormais les hommes connaissent par son seul aspect d'éternité, a été un homme de la rue, s'attar­dant aux mêmes spectacles que le badaud — quoique réagissant différemment. Le matin, il s'est distrait de sa discipline rythmique en lisant les vers ou le roman nouvellement paru d'un confrère ; dans la journée, il a visité des expositions, des ateliers amis ; le soir il est allé entendre Ernesto Rossi ou Mallarmé, Mounet-Sully ou Verlaine de passage à Bruxelles ; selon l'occasion, il s'est assis au théâtre près du financier, du fonctionnaire ou de l'employé. Et le lendemain, pour cinq centimes, le premier venu a pu apprendre par la Nation quel frisson intellectuel avait ému l'homme comparable aux plus grands. Dans tel geste du comédien il avait saisi une signification inédite de l'être, dans telle ligne du dessinateur une aperception neuve du monde moral, dans telle page du poète un écho moderne du vieux cri des souffrants ; et ainsi, de ce qui était entré en lui et devenu sa substance, il avait extrait pour la foule une nourriture spirituelle.

Mais la foule une fois rassasiée, le journal, la revue même disparaissaient, abolissant dans leur ruine la parole éphémère du poète. Ses livres restent : soit ! Que ne donnerait-on pas aujourd'hui pour savoir ce que tel jour, à telle heure, ressentirent Pascal ou Chénier, Racine ou Hugo en présence de tel texte de Montaigne ou d'Homère, d'Euripide ou de Shakes­peare ? Si tel acteur de génie put émouvoir l'un ou l'autre, quelle trace inscrivit dans leur pensée la pensée dominatrice, traduite en personnelle beauté ? Ce que nous ne pouvons imaginer, quand nous nous représen­tons en esprit Descartes, Corneille ou Molière, nous le savons exactement lorsqu'il s'agit de Verhaeren, et par là nous percevons mieux l'homme qu'il fut. Or, chez lui, le poète jamais ne se sépara de l'homme, précisément parce qu'il se donnait. Il y a donc une sorte de nécessité littéraire à recueillir avant qu'il soit trop tard, dans les papiers peu résistants, l'expression première, parfois embroussaillée, mais toujours spon­tanée et vibrante, des admirations et des haines d'idée, où s'élabora chaque jour sa pensée progressante.

Rien presque n'est négligeable de ce qu'il a écrit, même dans des quotidiens comme l'Europe où, dès 1882, il célébrait lyriquement Hugo (« il est Ézéchiel, il est Dante, il est Shakespeare »), comme la Nation où, dix ans plus tard, il se révélait critique dramatique digne des oeuvres sublimes qu'il étudiait à travers le jeu des Rossi et des Mounet-Sully. — Écrivain d'art, il l'a été partout et toujours, dans les plaquettes sur Heymans ou Fernand Khnopff destinées à quelques amateurs, comme dans ses ouvrages, plus largement répandus, sur Rembrandt ou James Ensor. Encore étudiant à Louvain, il relate fiévreusement à son ami joseph Nève, de la gare de Termonde où il attend la correspondance de St-Amand, ses admirations un peu enfantines devant une exposition de tableaux de Gand. Bientôt après il trouvera sa vraie voie : la lutte. Son premier salon, sauf erreur, paraît le 28 avril 1883, dans le « numéro de combat » de la Jeune Belgique ; quelques jours plus tard il donne à l'éphémère Revue moderne dirigée, elle aussi, par Max Waller, un article ardent où s'affirme son tempérament. Depuis lors, il ne cesse de batailler pour l'art jeune contre la routine académique, apportant à l'étude des œuvres plastiques un œil délicat, un sens profond de la lumière, de la couleur et de la forme, enfin la vigueur passionnée d'un style parfois exaspéré...

Un jour, sans doute, quand il apparaîtra définitive­ment que le poète se classe parmi les plus voyants des prophètes, on sera bien obligé de réunir, dans une douzaine d'épais volumes, ses proses éparses à travers petits et grands journaux, revues de jeunes ou pério­diques noblement titrés. Elles expliquent, gloses lucides, tout ce qui, dans les vers, étonne. On ne trouvera ici que les pages les plus caractéristiques consacrées à la Belgique. Encore s'est-on restreint aux primesautières impressions, presque aux intuitions : cela suffit, il est vrai, pour établir qu'il y a trente et même quarante ans, Verhaeren parlait de Stéphane Mallarmé ou de George Minne, encore adolescent, ou de James Ensor, presque enfant, comme parle d'eux aujourd'hui la jeune géné­ration. Mais les études d'ensemble sur les écrivains et les artistes, les conférences sur les lettres belges, sur l'esprit belge, sur les carillons de Flandre, les descrip­tions savoureuses des hameaux préférés, des villes de prédilection, ont été réservés pour un volume où l'écrivain apparaîtra synthétisant. Aujourd'hui nous avons simplement suivi dans sa vie de chaque jour le Verhaeren discutant ses sentiments et, pour ainsi dire élaborant, au contact des intelligences extérieures, sa pensée personnelle si précieuse à l'humanité. Le drame même n'y manque pas, puisqu'un jour, au milieu d'enfants, il prononça des paroles qu'il avait voulues simples et que les événements firent solennelles, à la façon d'un testament : le 31 juillet 1914, à la veille de quitter sa patrie pour ne plus la revoir, il disait à la jeune génération — qui ne l'a point oublié — ce qu'était vraiment la Belgique, ce qu'elle serait un jour, ce qu'elle a continué d'être d'août 1914 à novem­bre 1918, dans la détresse et dans la gloire.

En recueillant ces pages, j'ai songé sans cesse à l'éclatant hommage que rend chacune d'elles à la grandeur belge. C'est dans cet esprit qu'elles doivent être lues par ceux qui voudront s'associer à la pensée de Verhaeren. Si quelques-uns ne parviennent pas à le suivre dans ses plus hautes spéculations poétiques, il n'est personne qui ne s'associe à son amour si simple de sa terre, de tant de nobles esprits flamands ou wallons, de tant d'œuvres de beauté wallonnes ou flamandes.

André FONTAINE.