mardi 1 janvier 2008

Emile Verhaeren (1855-1916)


  • Les Heures Claires ; Les Heures d'Après-Midi ; Les Heures du Soir / Emile Verhaeren ; gravures sur bois de Pierre Gandon.- Bruxelles (163, boulevard Adolphe Max) : Aux Éditions du Nord - Albert Parmentier, 1943.- VI-271 p. : ill., couv. ill. ; 20 cm.
    • Ce livre, respectueusement dédié à la mémoire de Madame Marthe Emile-Verhaeren, a été établi par Albert Parmentier, avec la collaboration de Paul Angenot pour le texte qui a été très soigneusement revu d'après l'édition originale et l'édition critique définitive ; mais il a été tenu compte aussi des nombreux et intéressants documents communiqués à l'éditeur par Madame Verhaeren elle-même lorsqu'elle était collaboratrice des Editions du Nord.
    • Le tirage est de cinq mille exemplaires, numérotés de I à 5000, sur vélin blanc extra-pur gardénia. Il a été tiré en outre un exemplaire unique, justifié U, sur japon épais Nasaki, comprenant une suite unique des bois sur japon extra-mince Tosa Tengujo et une suite unique du portrait de l'auteur tirée en plusieurs tons différents. Achevé d'imprimer sur les presses des Etablissements généraux d'imprimerie à Bruxelles, Victor Dugautiez étant directeur technique. Autorisation 15.10.42. Le présent exemplaire porte le numéro 1378.


PREFACE

A MADAME
MARTHE EMILE-VERHAEREN

Madame,

Je crois vous voir là, devant moi, accoudée à la chaise longue où vous avez passé les dernières années de votre vie. Ces années, vous les avez consacrées, de toute votre force intellectuelle demeurée splendidement intacte, à faire hono­rer et rendre de plus en plus vivante la mémoire de Celui que vous aimiez tant.

Votre affection, il vous la rendait au centuple, car il vous l'a exprimée de la manière la plus élevée, la plus cristalline, la plus merveilleusement émouvante qui soit, par les vers de ce recueil, monument impérissable de la sagesse, de la pureté simple et douce et de l'exquise sensibilité dont son coeur de poète débordait, grâce surtout à votre chère présence à ses côtés.

Ma plume s'efforcerait en vain d'atteindre à cette nuance de respect et de profonde émotion qu'aurait prise ma voix si vous étiez encore là pour m'entendre, au lieu de reposer doucement dans l'humble cimetière de village, à quelques pas de la tombe grandiose du poète, bercée par les flots de ce fleuve Escaut qu'il chérissait au point de l'avoir choisi pour y dormir son ultime sommeil :

Le jour que m'abattra le sort,
C'est dans ton sol, c'est sur tes bords,
Qu'on cachera mon corps,
Pour te sentir, même à travers la mort, encor !

*
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Nous avons souvent parlé, il y a maintenant de bien longues années, de la forme qu'il conviendrait de donner à l'édition de ces HEURES, vivante histoire de vos existences si belles, passées dans le dévouement réciproque et la mutuelle compréhension.

Vous aviez bien voulu m'accorder alors la préférence pour l'établir, et je vous en exprime encore ici ma très sincère et profonde reconnaissance.

Dans un premier élan, soucieux d'honorer le Maître de mon mieux par une manifestation très artistique, je vous proposai une édition monumentale, sur un papier beau et rare, d'une exécution typographique que je voulais splen­dide ; on l'aurait tirée à un nombre très restreint d'exem­blaires, à l'intention des tout grands bibliophiles. Vous aviez demandé à réfléchir, et quand votre réponse vint, elle exprimait admirablement votre sagesse et votre infinie bonté :

- Serait-il bien raisonnable, demandiez-vous, de réserver ces strophes si émouvantes à quelques privilégiés du sort ? Une édition plus humble, mais qui serait soignée par vous, j'en suis certaine, avec tout autant d'amour, tirée à bien plus grand nombre et d'un prix plus modeste, ne servirait-elle pas mieux la cause des Lettres en permettant surtout aux jeunes de l'acquérir et, sans doute, de la choyer ?

Car vous continuiez à participer, de toute votre âme, au mouvement artistique et littéraire et vous vous inquiétiez sur­tout des nouveaux, des jeunes, ces poètes, écrivains, peintres ou musiciens de la génération montante, qui affirmaient notre volonté de continuer l'effort, de poursuivre la voie de la beauté qu'avait si puissamment illuminée le flambeau du grand disparu.

*
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Presque chaque jour je vous apportais des nouveautés littéraires et tous les beaux livres qui passaient par mes nains. Vous les discutiez, avec une passion que je prenais bien garde d'atténuer, car je sentais qu'elle vous soutenait dans l'épreuve terrible qui était vôtre et vous empêchait de songer avec trop de mélancolie à la cruauté de votre sort.

Vous parliez typographie de la façon la plus experte et vous appréciiez le talent des illustrateurs avec la sûreté de votre intuition, qui devait beaucoup plus au sentiment qu'à l'influence des renommées acquises. Artiste-peintre vous-même, vous vous intéressiez profondément aux expositions, regrettant avec amertume que la paralysie (1) vous privât de peindre et d'aller régulièrement aux vernissages, comme jadis avec le défunt vénéré.

C'est alors que je formai ce projet que vous traitiez d'abord d'idée folle et qui peu à peu vous sourit tant, que vous décomptiez les jours, car vous alliez enfin pouvoir satisfaire votre éternelle soif d'art nouveau, d'art vivant ! Que de fois, vous soulevant délicatement dans mes bras, vous ai-je descendue de vos étages du boulevard Adolphe Max, où vous habitiez, en face de ma boutique, ayant l'impression d'avoir porté toute la Poésie et les Arts réunis en votre Personne quand je vous installais sur les coussins de ma voiture, tout fier et heureux de mon effort !

Nous allions aux « Beaux-Arts » où une chaise roulante vous attendait et vous permettait de circuler à votre gré parmi les sculptures et les tableaux nouveaux, jugeant enfin de visu toutes ces choses qui vous étaient demeurées si familières et si sympathiques. Vous parliez aux jeunes exposants comme vous le faisiez jadis avec Émile Verhaeren et vous encouragiez les nouveaux de votre expérience, de votre enthousiasme, de votre foi ! Lorsqu'enfin je vous ramenais, vous ne manifestiez nulle fatigue et déclariez avoir pris comme un bain de Jouvence dans un milieu qui vous était tout particulièrement cher.

Hélas, je me souviens ! J'étais à Paris lorsque me parvint la terrible nouvelle. La mort cruelle, inexorable, vous avait arrachée brutalement à l'affection de tous ceux qui vous chérissaient et vous entouraient de leur respect. Je n'eus que le temps de rentrer en toute hâte pour me joindre au triste cortège qui vous conduisit au petit cimetière de Saint-­Amand-lez-Puers, pour vous rapprocher encore de Lui (2).

*
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Les ans ont passé et l'oubli est venu peu à peu jeter son voile sur le souvenir de la tragédie : la mort acci­dentelle d'Émile Verhaeren, happé par un train dans la gare de Rouen, alors qu'il revenait de faire une conférence en faveur des blessés... (3)

De vous-même, Madame, sa chère et douce compagne, qui lui inspiriez ses plus beaux vers et qui souteniez son effort de votre foi et de votre si grande affection, se souviennent encore quelques rares intimes. Encore ce souvenir émouvant risque-t-il de disparaître avec nous, quand notre tour vien­dra. C'est en réfléchissant à cela que m'est apparu soudain mon devoir d'éditeur et d'ami.

Vous aviez exprimé autrefois le vœu qu'aucune illustralion ne vînt orner l'édition des HEURES, car fatalement on serait tenté de vous y associer et, non sans raison, votre modestie s'y opposait, de votre vivant.

Mais le Temps, ce grand estompeur d'images, a passé ; les années ont fui et je considère que vous appartenez maintenant, Madame, de plein droit à l'Histoire litté­raire. De plus, vous devez être citée en exemple magni­fique à toutes les épouses. Il ne faut pas que les jeunes, que vous aimiez tant encourager, ignorent votre image et je veux au contraire leur donner ici l'occasion de la vénérer comme il convient. Ils la conserveront donc précieusement, associée enfin aux vers sublimes qu'elle a su inspirer, au rayon d'honneur de leur bibliothèque. Vous serez à votre vraie place, logée aussi bien dans l'humble placard de l'étudiant que dans la somptueuse bibliothèque de l'amateur privilégié. Grâce à Pierre Gandon, votre souvenir conti­nuera à vivre dans bien des cœurs.

J'allai donc à Liège, à ce tranquille couvent où votre fidèle et vieille amie É. N. a trouvé la quiétude et le repos. Tremblante d'émotion, elle ouvrit un tiroir et, simplement, me permit d'y puiser.

Il y avait là vos portraits à différentes époques de votre vie : celles des Heures claires, des Heures d'Après-Midi, des Heures du Soir. Il y avait là plusieurs photos et une aquarelle remarquable que vous fîtes vous-même de ce Caillou-qui-bique (4), votre chère maison si douce, et son pignon léger... et le jardin, et le verger...

C'était plus qu'il n'en fallait à l'artiste pour graver votre image, noblement associée à celle de votre illustre compagnon et à celle de votre demeure désormais légendaire dans le cœur des jeunes générations, qui n'auront pas eu le privi­lège de vous approcher.

Si celle modeste édition pouvait y contribuer, mon vœu le plus sincère se trouverait exaucé et ce serait ma plus belle récompense.

ALBERT PARMENTIER.

(1) En apprenant, brutalement, la catastrophe qui la rendit veuve, Madame Verhaeren éprouva une telle commotion qu'elle en resta paralysée de tout le côté droit, jusqu'à la fin de ses jours.
(2) Madame Verhaeren est décédée à Bruxelles, le 2 juin 1931.
(3) Le 28 novembre 1916.
(4) Bique = faire saillie. Caillou-qui-bique = rocher qui fait saillie sur le rocher voisin, et où l'on avait construit la maison du poète, à Angre.