samedi 22 décembre 2007

Max Waller (1860-1889)

  • Max Waller / [préface d'Albert Giraud].- Bruxelles : Editions de l'Association des écrivains belges (Dechenne et Cie, libraires-dépositaires, 20, rue du Persil), 1908.- 126 p.-1 f. de pl. en front. ; 21,5 cm.- (Anthologie des écrivains belges de langue française ; 10).

Préface
(extrait)

C'était le 6 mars 1889, le soir, dans une taverne de la Porte de Louvain. Le carnaval, au loin, poussait ses der­nières clameurs. Iwan Gilkin, Olivier-Georges Destrée et moi nous devisions avec mélancolie. Nous savions Max Waller mortellement atteint et son image ne nous quittait point ; mais, par un étrange scrupule et comme si nous avions peur de nos paroles, nous nous abstenions, tout en pensant à lui, de prononcer son nom... Nous parlions lentement pour nous donner le change sur notre pensée, lorsque tout à coup la porte s'ouvrit : Henry Maubel, plus pâle et plus sérieux encore que de coutume, apparut. Il se dirigea vers nous et d'une voix blanche presqu'imperceptible, sans inflexion aucune, proféra ces mots que nous entendîmes avant qu'ils fussent prononcés : « Il est mort. »

Max Waller venait de disparaître en pleine jeunesse, en pleine ardeur, au milieu d'une bataille littéraire qu'il ne savait pas être une victoire, à 29 ans.

Je voudrais ressusciter la physiono­mie de celui qui fut à la fois notre cadet et notre chef. Son portrait physique, j'ai essayé de le tracer le lendemain des funérailles. Il me serait difficile de le recommencer ; je préfère le citer tel qu'il'fut écrit, sous le coup du deuil qui nous étreignait.

« La première fois que je le vis, ce fut à Louvain, la vieille ville universitaire calme et joyeuse, où les carillons se ré­pondaient de clocher en clocher, comme les rêves et les espoirs de notre jeu­nesse. Il avait vingt ans à peine, et il revenait de Bonn sur le Rhin, où Loreley déroule des cheveux d'or et chante un lied dont la mélodie tremble et sanglote. Il n'était pas encore Max Waller, mais il était déjà Siebel. Et quelle Gretchen eût préféré Faust à cet adolescent mince, fier comme une épée, vaillant comme un saint Georges et beau comme une femme? Car il était beau, d'une beauté absolue, éblouissante, beau à désespérer l'Art, à humilier la Vie. Une chevelure blonde, docile et ondée, lui baisait la nuque et retombait, à gauche, en une boucle soyeuse, sur le front pen­sif et pur. Les yeux limpides, d'une bleu d'azur, évoquaient les eaux de ce lac de Constance, qui, dit-on, ensorcela Charlemagne. Le nez fin, un peu bus­qué, aux narines dédaigneuses, dénon­çait une bravoure chevaleresque poussée jusqu'à la témérité. La bouche, d'un dessin étroit, à peine cotonnée d'une fri­sure d'or, et le menton décidé, malgré l'ovale irréprochable du visage et la car­nation enfantine des joues, prédisaient un esprit volontaire, né pour les prouesses et les bravades du comman­dement. Le cou svelte tranchait par sa fraîcheur sur le collet montant d'une jaquette noire, boutonnée jusque sous la cravate flottante et qui semblait avoir été inventée par un clergyman très dandy. Les épaules étaient larges. L'une d'elles, la droite, imperceptiblement plus haute, avait des mouvements d'une grâce ironique. Le geste libre, aisé, charmant, prenait parfois un air de résolution rare. Et la voix, qui venait à peine de muer, était une de ces déli­cieuses voix de gorge qui hésitent entre le timbre du ténor et celui du baryton, et dont le velours est pour l'oreille ce que le duvet des pêches est pour les yeux.

Il n'arrive pas souvent, comme le dit, à propos de Baudelaire, Théophile Gautier, qu'un poète, qu'un artiste soit connu sous son premier et délicieux aspect. Heureusement, il existe un por­trait de Max Waller à son, retour d'Alle­magne. Ceux qui le connaissent diront si j'ai idéalisé Siebel.

Pour moi, c'est ce Max Waller rose et blond, le beau page impertinent et sentimental, qui fut le vrai, le seul Max Waller. Tout artiste a, dans sa car­rière, un moment d'épanouissement su­prême : moment de jeunesse, de matu­rité ou de vieillesse, mais inoubliable et tyrannique pour le souvenir. Je ne puis me figurer d'autre Musset que celui de David d'Angers, d'autre Gau­tier que celui de l'eau-forte de Jacque­mart, d'autre Hugo que l'ancêtre à barbe blanche de la Fin de Satan et des Quatre Vents de l'Esprit. C'est pourquoi le poète de la Flûte à Siebel ne peut plus m'apparaître que sous son apparence de naguère. Je sais que, plus tard, cette figure éblouissante, restée cependant jeune et belle, s'était amai­grie, que la vie en avait accentué les contours ; que la bouche, plus scep­tique, fine toujours, souriait d'un sou­rire qui saignait en dedans ; que le nez et le menton se moquaient des yeux demeurés candides, et que ce masque, sculpté par une peine secrète, essayait de cacher les douleurs d'un enfant étonné d'être en mal d'un homme. Mais Siebel, le Siebel que je verrai toujours, fier comme une épée, vaillant comme un saint Georges et beau comme une femme, doit ressembler à l'adolescent que je vis pour la première fois à Lou­vain, la vieille ville universitaire, calme et joyeuse, où les carillons se répon­daient de clocher en clocher, comme les rêves et les espoirs de notre jeu­nesse....

L'avant-dernière fois que je le vis, ce fut à Bruxelles, chez lui, rue Bos­quet, — non pas dans sa claire chambre du second étage, fleurie de tableaux, d'aquarelles, de portraits et de reliques familières, dans cette chambre jeune et folle comme sa fantaisie d'autrefois - mais dans une chambre sévère et sombre du rez-de-chaussée, qui servait de bureau à son père, le docteur War­lomont. Près de la porte se dressait une espèce de lit de camp. Un jour morne éclairait vaguement la chambre. Un froid soleil hivernal languissait dans le jardin dénudé et se mourait à l'en­trée de la serre.

C'était pendant un répit de la ma­ladie. Les médecins parlaient de convalescence et de guérison, là-bas, dans le Midi, au bon soleil réconfortant. Il était levé, les joues encore roses du dernier baiser de la fièvre. Il m'apparut amaigri, les yeux bleus très vagues, bleuets presque fanés trempant dans une eau lointaine et tremblante. Les cheveux coupés récemment, en brosse, dénudaient les tempes jaunies. Le masque, spiritualisé par la consomp­tion, avait pris un relief énergique, presque militaire. Assis, couché pour ainsi dire dans un fauteuil profond, re­vêtu de son ample manteau à pèlerine bleu sombre, les jambes enveloppées dans une couverture de voyage, il me fit penser à un jeune officier de cavale­rie blessé à mort dans un combat ignoré, attendant l'agonie avec une résignation fière. Je ne sais pourquoi — ne sommes-nous pas, toujours et partout, captifs de nos sensations d'art et de nos lectures ? — il m'évoqua sou­dain les prisonniers de guerre de M. de Lalaing et le prince André du comte Léon Tolstoï. A cette évocation invo­lontaire se maria le souvenir du frère Charles, fidèle et bon à la manière des chiens de garde, et qui dort là-bas, en Afrique, loin du cadet qui était aussi son fils adoptif...

La dernière fois que je le vis, ce fut dans la même chambre, aux lueurs des cierges, sur le lit mortuaire adossé à la fenêtre, et veillé par une soeur de cha­rité dont la coiffe aux ailes blanches et le front d'ivoire étaient seuls visibles dans une nuit de chapelle pensive. Le grand store rouge de la fenêtre était baissé, et le soleil clair du matin, fil­trant à travers cette pourpre, palpitait sur les joues de l'expiré comme un men­songe suprême de la Vie, répété par les roses qui jonchaient le lit. La tête de Siebel reposait doucement sur l'oreiller, comme en songe. Le visage inaltéré sortait d'un col de mousseline blanche, d'une élégance telle qu'on eût juré qu'il l'avait choisi. L'épaule droite conservait le haussement gracieux qu'elle avait devant la sottise impériale du monde, et le beau rêveur de Bonn attendait ainsi je ne sais quelle aube mystérieuse, calme et grave, un rien ironique, et dandy jusque dans la mort. »

Entre cette première vision, et la der­nière, il y a neuf années, pendant les­quelles Max Waller déploya une acti­vité prodigieuse. Non seulement il écri­vit une dizaine de petits volumes, aborda le théâtre, sema dans beaucoup de journaux des poignées de chroniques alertes et pinçantes, mais il attacha son nom à une œuvre collective dont l'expansion imprévue n'est pas termi­née, et dont l'invraisemblable succès sera l'un, des étonnements de l'histo­rien... Tout cela en moins de neuf an­nées ! Comme on comprend le sentiment des gens qui, le jour des funérailles, disaient avec pitié : « Le petit Warlo­mont, c'était un charmant garçon, mais il n'a jamais rien fait ! »

Rien, ou presque rien, en effet... Il a tout simplement bâti la Maison des Ecrivains, cette Jeune Belgique hospi­talière, joyeuse, héroïque aussi, la Mai­son Idéale où les jeunes esprits se ren­contrèrent, se comprirent, s'aimèrent, doublèrent leurs forces en les unissant, et puisèrent les vertus nécessaires à la lutte : l'enthousiasme, l'obstination et le dédain. Tout notre état social sem­blait disposé pour qu'une tentative de ce genre avortât, pour que la Maison, à peine sortie de terre, s'écroulât sur ses bâtisseurs, tout : l'indifférence d'un peuple dénué de goût littéraire, enclin depuis longtemps à chercher ses jouis­sances spirituelles dans les joies de l'oeil et les voluptés de l'oreille, dans la peinture et dans la musique ; tout, l'hos­tilité du monde officiel, qui n% pas be­soin d'explication ; l'influence de l'esprit de parti, qui parquait les écrivains en deux camps hostiles, hérissés de poings tendus, tout rendait l'échec inévitable. L'œuvre de Max Waller devait échouer : elle réussit... Il n'a fait que cela, le petit Warlomont !...

Albert Giraud