samedi 8 septembre 2007

Romain Rolland (1866-1944)


  • Colas Breugnon / Romain Rolland ; bois en couleurs de Roméo Dumoulin.- Bruxelles (163, boulevard Adolphe Max) : Aux Éditions du Nord - Albert Parmentier, 1944.- III-271 p.-[9] f. de pl. en coul. : couv. ill. en coul. ; 21 cm.- (Collection Electa ; 7).
    • Tirage spécial "Les Introuvables" : Il a été tiré de cet ouvrage 200 exemplaires numérotés, sur vélin de luxe extra blanc Atalante, à l'intention des Bibliophiles du Nord. Il a été tiré en outre un exemplaire unique justifié - U - sur Japon Nagasaki, comprenant une suite unique sur Japon impérial extra-mince, une suite unique, en sépia, sur vélin blanc supérieur, les dessins originaux de l'artiste et différents essais. On y a joint les bois originaux.


Hommage à Roméo Dumoulin

Un bel artiste n'est plus !

Roméo Dumoulin, né à Tournai le 18 mars 1883, s'est éteint doucement à Bruxelles, entouré de toute l'affection des siens, le 20 juillet 1944. Avec lui disparaît un de nos meilleurs peintres belges, peut-être bien celui dont le talent se prêtait le mieux à l'illustration du livre. N'a-t-il pas, d'ailleurs, commencé sa carrière, il y a quelque quarante ans, en mettant la main à la pâte, dans l'atelier de lithographie d'une imprimerie, à Tournai ? Il franchit ensuite victorieusement toutes les étapes de l'art graphique et avait acquis notamment une belle maîtrise à l'eau-forte ; les collectionneurs qui ont la joie de posséder quelques-unes de ses inimitables estampes, à tirage fort limité, seront bien les derniers à me contre­dire. Son dessin avait acquis peu à peu quelque chose d'essentiellement graphique et il s'en dégage réellement comme un maximum d'expression ; ce dessin vous parle et vous absorbe, un esprit primesautier s'y étale et force l'admiration.

Dumoulin était humoriste né, ceci voulant dire avant tout profond observateur de tout ce qui touche le genre humain. Il possédait l'art subtil de camper ses personnages de telle manière que jamais le lecteur ne se les fût figurés autrement et qu'ils lui étaient immédiatement sympathiques. Quoique ses compositions, de vraies trouvailles, soient très souvent d'une drôlerie irrésistible, il n'eut jamais le défaut de tomber dans la charge vulgaire ; cela provient surtout du fait que ses personnages si réels, « déjà rencontrés quelque part » ; ils évoquent aussitôt en nous un souvenir, quelque image qui vint un jour se loger dans notre mémoire pour s'y ancrer profon­dément. Roméo Dumoulin fait revivre en nous nos propres souvenirs, c'est une des raisons de sa grande popularité. Il avait encore cette précieuse qualité de ne jamais dépasser ni déformer la pensée de l'auteur, apanage que fort peu d'illustrateurs peuvent revendiquer lorsqu'il s'agit d'in­terpréter un texte spirituel.

Et cependant, ses compositions pour MON ONCLE BENJAMIN et pour TROIS HOMMES DANS UN BATEAU sont d'un comique du plus bel aloi ! Regardez encore parmi ses eaux-fortes, la Leçon de Catéchisme, Entrée Gratuite, Un Grave Evénement et vous rirez de bon cœur tout en constatant que tout ceci est réellement humain, remarquablement observé et traduit avec une virtuosité rare.

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Comme peintre, Roméo Dumoulin s'est conquis une place des plus enviables et son nom sera prononcé avec tout le respect qu'il mérite ; il est bien certain que les amateurs éclairés qui ont acquis de ses tableaux en temps voulu auront eu une heureuse inspiration. Mais, hélas, quelle tragique aventure ! Par une malchance épouvan­table, le nec plus ultra de son œuvre, une cinquantaine de tableaux aussi magnifiques, originaux, spirituels les uns que les autres, qui représentaient le fruit de plu­sieurs années d'études et d'un travail acharné et ininter­rompu, presque tous acquis d'emblée lors de son exposition triomphale à Rotterdam, en mai 1940, furent irrémédia­blement détruits lors du cataclysme qui s'abattit sur la ville martyre et ces merveilles sont, hélas, à jamais per­dues pour nos yeux.

La catastrophe avait à un tel point miné le moral de l'artiste que lorsque je le revis pour la première fois je ne pouvais en croire mes yeux stupéfaits : un homme voûté, considérablement vieilli, souffrant, démoralisé m'apparut et j'en fus profondément bouleversé. Il hésita sérieuse­ment avant d'accepter l'illustration de ce COLAS BREUGNON que nous avons le bonheur de pouvoir présenter ici au lecteur.

- Ce texte magnifique m'intéresse au plus haut degré, me dit-il, mais vous vous rendez compte dans quel état je me trouve : je crains vraiment de ne jamais arriver jusqu'au bout. Etes-vous pressé ? Pouvez-vous courir ce risque ? Pouvez-vous admettre que je n'y travaille qu'une demi-heure par semaine et encore si je ne me sens pas trop fatigué ? Mon médecin exige que je prenne beaucoup de repos ; il le veut absolument et je sens bien qu'il a raison. »

Mon cher ami Roméo, comme vous m'avez ému ce jour-là ! Quoique fort bouleversé par cet entretien et par votre aspect vraiment déprimé, je ne pus jamais admettre, en mon for intérieur, que votre état fût aussi grave. Pendant de si longues années, je vous avais connu, tel que vous apparaissez sur le magnifique portrait gravé par Jean Patesson, souriant, gai, optimiste, entreprenant, plein de vie et d'enthousiasme juvénile. Je ne pus me résoudre à reconnaître en vous un vieillard, un homme brisé, craqué, vaincu par le malheur, je n'osais pas même penser « fini » et fort heureusement, car vous en avez donné le plus éclatant démenti en réalisant cette superbe illustration, la dernière, hélas, qui sortira de votre main et que je suis fier et heureux de pouvoir publier ici.

Lorsque votre chère et admirable épouse, votre com­pagne si dévouée de tous les jours, vous défendit jusqu'au bout contre toute fatigue, toute visite, toute conversation téléphonique, personne ne se rendait compte combien elle avait raison, elle qui fit l'impossible pour vous con­server à l'affection des vôtres ou tout au moins pour vous prolonger autant que l'on pouvait humainement l'espérer.

Voici que, quelques jours à peine après que vous m'aviez établi le dernier coloris de ce livre, celui de la cou­verture, le coup de massue de votre décès vint abattre le moral de tous ceux qui vous aimaient et vous admi­raient. Vous êtes mort au champ d'honneur du travail, du travail du livre et ma seule consolation est qu'il me soit permis de rendre ici, au nom des bibliophiles de Belgique et de France, un vibrant hommage à votre magnifique talent, à votre inégalable inspiration, à votre grande probité d'artiste. Adieu, ami Roméo ! Que votre dernier repos vous soit doux.

Albert Parmentier.