mardi 12 juin 2007

Georges Courteline (1858-1929)


  • Boubouroche : l'historique, la nouvelle et la comédie / Courteline ; [couv. ill. de Jean Oberlé].- Edition définitive.- Paris (73, rue des Saint-Pères) : Typographie François Bernouard,1926.- 179 p. : couv. ill. en coul. ; 18,5 cm.- (Les oeuvres d'aujourd'hui réunies par M. Diamant-Berger).

    • Il a été tiré de cet ouvrage : 35 exemplaires sur papier du Japon, numérotés de 1 à 35 ; 225 exemplaires sur papier de Madagascar, numérotés de 36 à 260 ; 5000 exemplaires sur vergé francia, numérotés de 261 à 5261. Numéro du présent exemplaire : 0549.

Petit historique de Boubouroche

On m'a souvent demandé si Boubouroche était une simple fantaisie ou si la vie elle-même m'en avait fourni le sujet et les détails. L'ar­ticle suivant, paru dans les Petites Nouvelles en 1884, répond nettement à la question, du moins sur un point :

" Il y a des jours où on n'a pas de veine, et, à ce titre, la journée du 14 octobre est de celles dont je me souviendrai.

" Le matin, ayant eu l'heu­reuse inspiration d'aller faire une petite visite à une femme que j'aime passionnément, j'ai eu l'agréable surprise de découvrir un visiteur blotti dans le buffet de la cuisine.

" Ce détail n'a d'autre mérite que sa scrupuleuse exactitude.

" D'abord un peu déconcertée, la jeune femme se remit vite, et, attaquant la situation par les cornes que ladite situation m'avait emprun­tées pour la circonstance, elle s'ef­força de me persuader que je me trouvais en présence d'un parent éloigné de province.

" Cette tentative ne fut couron­née d'aucun succès.

" J'objectai que, si indifférent qu'on pût se montrer à l'égard d'un parent de province, cette indiffé­rence n'allait pas jusqu'à le recevoir dans le buffet, mais ma charmante interlocutrice n'ayant point paru convaincue et s'étant lancée tête basse dans des considérations variées, je pris le parti d'arrêter les frais et de couper court à la discussion.

" Je refermai donc la porte du buffet, par crainte que le parent ne s'éventât et ne perdît l'odeur de poire cuite dont il commençait à s'imprégner doucement, après quoi je tirai galamment ma révérence et m'en allai avec la perspective consolante de gagner désormais au jeu.

Au lecteur de décider si l'énigmatique monsieur découvert par hasard dans le buffet de ma maîtresse ne ressemble pas comme un frère à celui que Boubouroche découvre un peu plus tard dans l'armoire nor­mande d'Adèle. Il y a des chances pour qu'il en soit ainsi et vous voilà à peu près fixés sur un des côtés de la question. Quant au vieux daim qui révèle à Boubouro­che l'étendue de son infortune et dont le rôle égale en importance celui du principal héros de l'aventu­re, je ne suis pas allé bien loin pour le trouver.

" Longtemps déjà avant que j'écrivisse Boubouroche pour le jour­nal l'Écho de Paris, Catulle Mendès et moi, que séparaient vingts ans d'âge mais que rapprochaient étroi­tement une égale passion des lettres, de la bohème et du café, vivions d'une existence quasi fraternelle qu'il m'est impossible d'évoquer sans que mes yeux s'emplissent de larmes. Ceux-là me comprendront qui, pour l'avoir approché, savent quelles adulations déchaîna à juste titre l'homme extraordinaire dont je parle, lequel, sans doute, but comme un trou sans avoir jamais eu grand soif, pécha par délire amou­reux un peu plus souvent qu'à son tour, battit à l'occasion sa femme et le commissaire sans qu'ils eussent rien fait pour cela, eut, en un mot, tous les vices de Polichinelle, mais mourut à soixante-dix ans sans avoir jamais éprouvé la bassesse d'un sen­timent qui eût confiné à l'envie, à l'avarice, à la jalousie, à la pusil­lanimité, sans que jamais un seul instant, sa pensée ait cessé d'avoir pour objectif le triomphe du juste et du beau. C'est que, je l'ai écrit autrefois, l'amour passionné du Beau, tout Mendès aura tenu là-dedans. Et je dis du Beau quelqu'il fût, sous quelque aspect qu'il se soit présenté, pourvu seulement qu'il reflétât avec l'éclat désirable la vision d'un Leconte de Lisle, d'un Wagner ou d'un Puvis de Chavannes. Si le goût de la littérature à pénétré aujourd'hui jusque dans les classes les plus humbles, c'est que Mendès n'a pas cessé de revendiquer, de sa plume, de son éloquence, et, au besoin, de son épée, les droits sacrés et éternels de l'Art. Si Lohen­grin et les Maîtres Chanteurs triom­phent deux ou trois fois par mois sur la scène de notre Opéra, pour la plus grande consternation de ces es­pèces de Jocrisses dont fornique le patriotisme avec celui des chanteurs de café-concert, c'est que Mendès, au lendemain de 1870, plaidait déjà le droit du génie à être chez lui partout. En sorte qu'on en vient à se demander lequel il faut le plus admirer, chez l'auteur de la Reine Flaimmette, de son œuvre ou de son action.

Je ne crois pas que la moindre erreur, le plus petit malentendu, ait, en plus de trente ans qu'elle dura, altéré — que dis-je, altéré ?... sim­plement étonné, surpris l'a­mitié que, Mendès et moi, nous éprouvions l'un pour l'autre. Tout au plus ai-je à me reprocher l'inof­fensive plaisanterie dont je confesse avoir longtemps berné l'indulgente patience de mon maître, en refusant de lui révéler mon adresse sous prétexte qu'elle était sortie de ma mé­moire et, n'y était jamais rentrée. D'où, de lui à moi, un dialogue je ne sais combien de fois recom­mencé et dont l'échantillon ci-des­sous donne une idée assez exacte :

— Où demeurez-vous, Courte­line, je ne sais pas.

— Vous ne savez pas !... Vous ne savez pas où vous demeurez ?

— Je l'ai su, mais je l'ai oublié. Je vous l'ai déjà dit cent fois.

— C'est tout de même curieux, ce besoin de faire la bête, chez un garçon qui, à tout prendre, n'est pas beaucoup plus bête qu'un autre ! Voulez-vous que je vous le dise, moi, où vous demeurez ?

— Allez-y! vous me rendrez service.

— Eh ! bien, je vais vous le dire ; vous demeurez...

— Je demeure ?

—Vous demeurez ... Vous demeurez... Vous demeurez...

— Vous voyez ; vous ne le savez pas.

— Je sais une chose, en tout cas, c'est qu'on ne se cache pas sans motif. Je parie que vous habitez dans un harem de petites filles...

— Juste !

— Je m'en doutais.

— Et alors ?

—Alors, espèce de cochon, vous pourriez bien m'inviter, de temps en temps, à venir passer une heure chez vous !

— Venez quand vous voudrez. Est-ce que je vous en empêche ? Vous serez toujours le bienvenu.
— A la bonne heure ! J'ac­cepte. Où est-il, ce harem ?

— Chez moi.

— Naturellement, chez vous. Mais où est-ce, chez vous ?

— Je ne sais pas.

— Ça recommence !

— Puisque je vous dis, encore une fois, que j'ai oublié mon adresse.

— Zut ! Allez vous promener ! Vous me portez sur les nerfs.

Là-dessus, le poète, agacé, haus­sait les épaules, et mec semait. Et une ou deux semaines s'écoulaient en suite desquelles, un jour que le besoin de nous revoir nous avait rendus l'un à l'autre :

— Au fait ! me demandait Catulle Mendès. Où demeurez-vous, Courteline ?

— Je ne sais pas.

N'ayant pas une âme de rapin, j'ai horreur des scies d'atelier. Cette historiette a toutes les apparences d'une scie. Elle a donc duré plus qu'assez. Entrons dans des expli­cations. La vérité est qu'en ce temps-là, Catulle avait pour cama­rade de lit une petite théâtreuse d'une vingtaine d'années, nommée Jacotte ou quelque chose d'appro­chant, laquelle lui avait créé une pièce dans un théâtre du boulevard, voisin de la porte Saint-Martin. Or, cette gamine, charmante comme la gamine charmante dont il est question dans Phi-Phi, demeurait 6, place d'Anvers, et moi aussi. Elle habitait au 4ème, où j'habitais également, un logement qu'une cloison mitoyenne aussi mince qu'une lame de couteau, séparait de l'appartement où je filais des jours fortunés aux côtés d'une autre gamine dont le nom m'est sorti de la mémoire mais non celui de sa petite chienne, une griffonne qui devait à ses origines d'avoir été baptisée " Marseillaise ''.

Vous m'allez demander :

— Et alors ?

Une petite minute, je suis à vous.

Grands amateurs de bonne bière, nous avions l'habitude, Jacotte, Catulle et moi, d'en aller boire, tous les soirs, quelques bocks, au Cul-de-Bouteille du Carrefour Châ­teaudun, où Marcel Schwob venait volontiers nous rejoindre, ainsi que Léopold Stevens escorté d'Eugénie Buffet alors dans tout l'épanouisse­ment de sa popularité. Suzanne Munie, toute jeune encore et déjà radieusement belle, était, souvent aussi, des nôtres, ainsi que notre cher Léon Dierx et Antoine qui, chaque soir ou presque, descendait, du haut de la rue Blanche, calmer en notre compagnie une soif ardente gagnée au feu des répétitions de Blanchette, de Leurs Filles ou de L'École des Veufs et que réussissait à calmer la fraîcheur de la Spatenbrau. Deux heures tapant, la voix du brave père Berthet préposé en ces temps lointains aux destinées du Cul-de­Bouteille, s'élevait, rappelant la clientèle à l'observation des rè­glements de police : " Messieurs deux heures ! Les agents sont à la porte. On ferme ! " - Sur quoi, leur dû acquitté, les clients gagnaient la sortie. Poignées de mains, souhaits de bonne nuit, promesses échangées de se retrouver le lendemain, et naturellement, Catulle, Jacotte pen­due à son bras:

— Où allez-vous, Courteline?

— Où diable voulez-vous que aille ? Je rentre chez moi, parbleu !

— C'est juste ! Vous demeurez, je crois, du côté de la Trinité ?

— Pas du tout !

— Tiens ! J'aurais cru !

— Vous vous trompez.

—Où donc demeurez-vous, alors ?

— Je ne m'en souviens plus,

— Courteline, vous radotez .

— Se peut-il ! ...

— Ma parole d'honneur ! C'est la paralysie générale qui vous guette. Vous devriez voir un spécialiste.

— J'y songerai ! Vous avez raison. Bonsoir.

— Bonsoir.

Là-dessus, mon grand ami et moi, lui, par la montée de la rue des Martyrs, Jacotte toujours à son bras, moi par le biais de la rue Rodier, nous rejoignions notre com­mun domicile où j'arrivais régulière­ment avec cinq minutes d'avance : le temps de me faire ouvrir la porte, d'escalader mes quatre étages, d'entrer dans mon appartement et de caresser Marseillaise blottie au chaud et endormie dans le dos de sa petite maîtresse .

C'était alors au tour des deux retardataires de réintégrer leur chez-soi et de procéder à la scène du coucher, scène dont la cloison mitoyenne, quelques lignes plus haut mentionnée, permettait aux échos de filtrer, a savoir : lancé de chaussures d'un bout à l'autre de la pièce par le vide des libres espaces, rires mutuels, soupirs réciproques, silences interminables et inquiétants, coupés de claques retentissantes sonnées sur un derrière de femme, nu et indulgent aux fessées.

Vous allez me dire de nouveau :

— Et alors ?

Alors, mon Dieu, c'est bien simple. Alors, Catulle, déchaussé, se rechaussait. Il baisait la bouche de Jacotte, l'aidait à se mettre au dodo. puis, par les ténèbres de l'escalier, il descendait les quatre étages que j'avais grimpés tout-à-l'heure, cependant qu'à la minute même, d'autres rires remplaçaient les siens et qu'à travers le mince obstacle de la cloison s'élevait distinctement une voix, une voix qui n'était pas la sienne, mais bien celle d'un deuxiè­me larron jailli de quelque armoire où il s'était blotti, et où il s'était tenu, caché et silencieux, en atten­dant que le départ du principal intéressé lui permit de passer à d'autres exercices.

Cette comédie dura des mois sans que le moindre fâcheux hasard, le plus petit bout de mèche vendue par inadvertance, en aient interrompu les représentations, gêné en quoique ce fût le succès. C'est seulement vingt-cinq ans plus tard, un jour où Mendès et moi échangions des sou­venirs de jadis et de naguère qui se blaguaient les uns les autres, que les bâtons rompus de la causerie m'ame­nèrent à lui révéler les détails de cette historiette et ses piquants inattendus. Il s'en égaya fort, pouffa bruyamment de rire, s'étonna que l'homme fût la dupe de la femme toujours plus qu'il ne le croyait et se lança toutes voiles dehors dans de mélancoliques réfle­xions auxquelles, d'ailleurs, il coupa court pour s'écrier tout-à-coup :

— Au fait, je comprends, à présent, pourquoi vous ne vouliez pas que je sache votre adresse !

— Dame! Vous m'en voulez ?

— Moi ... De quoi ? Certes non, je ne vous en veux pas. Mais une chose, entendez-vous, que je ne vous pardonnerais jamais, ce serait de laisser perdre un sujet qui porte en soi une fortune ! Roman ? Comé­die ? Je ne sais pas. Les deux, peut-être . Allons, cherchez, et à la besogne ! Il faut que vous soyez le fainéant que vous êtes, pour ne vous y être pas attelé, il y a beau jour ?
Telle est l'origine du conte et de la pièce que je dois à Catulle Mendès d'avoir écrits. Je lui dois bien d'autres choses, Seigneur ! Je lui dois tout, c'est bien simple, depuis l'argent que j'ai dans ma poche jusqu'au peu de français que je parle. Je l'ai déjà dit. Cela ne fait rien : je le répète. Je ne le dirai jamais trop.

G. C.